Affinités electives Entre Sciences et littérature par Bernard Joly
dont extraits:
Résumé : Par leur titre même, Les affinités électives de Goethe renvoient à la doctrine chimique des rapports entre différents corps qui, à partir des travaux d’Etienne-François Geoffroy en 1718, s’impose comme théorie dominante dans la chimie du XVIIIe siècle. Goethe ne se contente pas d’une simple analogie entre les attirances amoureuses qui font et défont les couples et les opérations chimiques qui règlent les liaisons et les précipitations des substances chimiques. Son excellente connaissance de la tradition chimique et alchimique le conduit à considérer l’affinité comme une loi de la nature produisant aussi bien ses effets en chimie que chez les êtres vivants et dans le psychisme.
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2 Pour rendre compte de la force qui détruit le couple de Charlotte et d’Edouard et qui lie les deux nouveaux couples qui se forment, Goethe a invoqué, comme le titre l’indique, la puissance naturelle des affinités électives, notion empruntée à la chimie de son temps, et dont il fait faire, par le Capitaine, un brillant exposé de vulgarisation scientifique dans le chapitre quatre de la première partie, avant même qu’Odile soit apparue. Le passage est étonnant, audacieux même du point de vue de la structure du roman, puisque Goethe n’hésite pas à sortir ses personnages de la trame même du récit qui leur donne existence, pour leur faire tenir un discours qui, à ce point d’avancée de l’intrigue, ne peut pas encore constituer une tentative d’interprétation de leur propre histoire, et qui se trouve donc, en quelque sorte, en surplomb par rapport au texte même du roman, dont les personnages se seraient un instant échappés pour pouvoir exposer les ressorts, non pas de leur existence subjective telle qu’elle se déploie dans le corps du récit, mais des procédés même que l’auteur, ou du moins le narrateur, utilise pour structurer son œuvre et construire la psychologie de ses personnages. Il n’est finalement pas si fréquent que dans un roman les personnages évoquent les procédés littéraires qu’utilise l’auteur pour les faire exister.
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4 Dans un essai d’une centaine de pages écrit en 1922 et publié en 1925 sous le titre « Les affinités électives de Goethe »2, Walter Benjamin s’attache à rechercher la « teneur de vérité » de ce roman, qu’il distingue de la « teneur chosale » qui intéresse le commentateur (p. 36) ; cette teneur chosale est mythique : le contenu du livre « apparaît comme un jeu d’ombres mythologiques déguisées en personnages contemporains » (p. 45). Benjamin commence par rapporter les réactions d’incompréhension et de rejet que suscita l’ouvrage dès sa parution en 18093. Goethe lui-même se souvient, dans une lettre de 1827, que face à son roman, le public « s’est agité comme au contact d’une tunique de Nessus ».Plus encore qu’immoral, l’ouvrage semblait dérangeant, Goethe entretenant d’ailleurs le malaise en parlant à ses correspondants de l’« abondante substance » qu’il avait cachée dans le roman et de son « évident mystère »5. Ainsi, juge Benjamin, Goethe parle de son œuvre en des termes « justement destinés à interdire l’accès à la critique. A la technique du roman, à ses thèmes véritables, il entendait conserver leur mystère » (p. 51), et cela parce que « toute signification mythique réclame le secret » (p. 52). Cette substance secrète, Goethe l’aurait révélée dans son autobiographie, dans laquelle il évoque la présence dans la nature d’une essence démonique, « quelque chose qui ne se manifestait qu’à travers des contradictions », ni divine ni humaine, ni angélique ni diabolique, hasard aussi bien que providence. « De cette terrible essence, ajoute Goethe, je tentais de me sauver »
5Mais attention, poursuit Benjamin, il ne s’agit pas de céder au « proton pseudos » de la méthode critique, cette erreur initiale qui affirme qu’un texte n’est compréhensible qu’à partir de la vie de son auteur (p. 65) : « la vie d’un homme, même lorsqu’il produit des œuvres, n’est jamais celle d’un créateur » (p. 72). « L’essentiel, selon Benjamin, est plutôt la lutte du poète pour échapper au cercle où la mythologie prétendait l’enfermer. En même temps que l’essence même de cet univers, les Affinités nous présentent l’image de ce combat. » (p. 77).
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11 Qu’il s’agisse bien plus que d’une comparaison, que l’ouvrage présente l’évolution des relations amoureuses des personnages selon les règles d’un déterminisme psychologique qui rend vains les engagements et les promesses du mariage, et qui ne trouve son explication que dans le cadre d’un système général d’attractions et de répulsions entre les êtres, dont le cas de la chimie présenterait l’une des applications jusqu’ici les mieux étudiées, c’est ce que Goethe semble avoir voulu lui-même indiquer au public, lorsqu’il rédigea l’annonce du roman qui parut dans le Morgenblatt du 4 septembre 1809 : [...]
12 Ce texte ne manque certes pas d’ambiguïté, puisque Goethe signale l’origine anthropomorphique du concept d’affinité, mais en même temps il justifie la pertinence du rapprochement, qui ne peut donc pas se réduire à une métaphore (Gleichnisrede), en invoquant l’unité de la nature dont les lois font sentir leur nécessité jusqu’au cœur des libres décisions rationnelles. Ainsi, si les lois de la physique et de la chimie sont aussi celles des relations entre les êtres humains, et donc de la morale et de la politique, ce n’est pas que les secondes se réduisent aux premières, mais plutôt que les unes et les autres sont l’expression de lois de la nature plus fondamentales. Le rapport entre chimie et psychologie n’est donc pas simplement métaphorique.
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28 C’est précisément l’échec de ces tentatives de mathématisation des affinités qui conduira les chimistes du début du XIXe siècle, après les vains efforts de Berthollet et de Laplace, à abandonner la théorie des affinités au profit de recherches sur les forces chimiques et électriques dans lesquelles les tableaux d’affinités ne jouent plus aucun rôle. De ce point de vue, on pourrait dire que c’est au moment où la théorie des affinités électives disparaît de la chimie que Goethe lui offre une nouvelle fortune dans l’univers romanesque.
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33 Ainsi, la
seule chose qui distingue les êtres humains des molécules d’acide ou de
métal, c’est que la conscience qu’ils ont de leur situation leur donne
l’illusion qu’ils pourraient s’opposer aux lois de l’affinité, alors que
leur bonheur ne peut être que dans l’adhésion aux forces naturelles qui
les entraînent contre toute raison et contre toute loi humaine. C’est
Edouard désormais qui s’exclame :
[...]« Quelle folie de rejeter délibérément et précipitamment ce qui nous est le plus indispensable, le plus nécessaire, que peut-être nous pourrions encore conserver, même si nous sommes menacés de le perdre ! Et pourquoi cela ? N’est-ce pas uniquement pour que l’homme semble avoir la possibilité de vouloir et de choisir ? C’est ainsi que souvent, dominé par cette sotte prétention, je me suis arraché à des amis des heures et des jours trop tôt, simplement pour n’y être pas contraint par l’inexorable terme final. mais cette fois je veux rester . Pourquoi m’éloigner ? »
44 Bien évidemment, les références de Goethe ne sont plus alors les traités sur les affinités, mais toute la littérature alchimique de la fin de la Renaissance et du XVIIe siècle, qui évoque en effet constamment des destructions et des résurrections, qui compare l’antimoine à un loup dévorant parce qu’il purifie l’or, qui multiplie les métaphores sexuelles, ou qui, à la suite de Paracelse, prête aux substances chimiques corps, âme et esprit, ou encore qui, comme Van Helmont, discerne en toute chose un « Archeus faber », principe directeur qui possède la connaissance lui permettant de conduire les corps vers leur destinée, dans une vaste correspondance et analogie des corps inférieurs avec les êtres supérieurs, le microcosme et la macrocosme, le monde d’en bas et celui d’en haut.
45 Il n’est donc pas étonnant que Goethe, pénétré de ces références à la littérature alchimique, insiste sur le caractère général des attirances du semblable par le semblable : « Quand nous examinons dans la nature ce qui s’offre à nous, nous remarquons d’abord que tout est attiré par soi-même » (p. 72), affirme le Capitaine au début de son exposé, tandis qu’Edouard poursuit en donnant des exemples : « Représente-toi l’eau, l’huile, le mercure, tu découvriras une union, une cohésion de leurs éléments. A cette union, ils ne renoncent que contraints ou orientés différemment. Cette influence extérieure éliminée, aussitôt ils reconstituent l’ensemble » (pp. 72-73). Ce premier stade dans l’exposition de la doctrine de l’affinité, où il est question de l’attirance du semblable par le semblable, est totalement absente du traité de Bergman, qui commence au contraire en situant l’affinité chimique dans le cadre plus général de l’attraction newtonienne, dont la loi est immédiatement rappelée. Certes, on pourrait croire, poursuit Bergman, que les lois de l’attraction éloignée différent de celles de l’attraction prochaine ou chimique, mais cela tient simplement au fait que, lorsque les corps sont très proches l’un de l’autre, la figure et la situation des parties joue un rôle aussi important que celles du tout. Il y a donc des quantités que l’on peut négliger dans l’attraction éloignée où la question du contact n’intervient pas. Il ne sera pas question de tout cela dans le roman de Goethe.
[...]
59Goethe a
donc exploité un fonds bien plus large que celui des traités portant sur
les affinités chimiques, qui est celui de la chimie tout entière,
allant jusqu’à retrouver dans la chimie de son temps des doctrines qui
fleurissaient dans les textes alchimiques de la Renaissance.
60On
pourrait alors soutenir que l’apparente facilité avec laquelle la
doctrine chimique trouve à s’appliquer aux relations humaines s’explique
par le caractère anthropomorphique de l’explication traditionnelle des
opérations de la chimie. Alors, plus que d’une transposition de la
chimie dans le roman, ou d’un traitement romanesque de la chimie, c’est
du romanesque de la chimie elle même dont il faudrait finalement parler.
Mais cela, dira-t-on, ne vaut que pour une science ancienne, périmée
comme aurait dit Bachelard. Sans doute, et la chimie traditionnelle
serait romanesque au même titre que l’était la physique cartésienne :
non pas tant par le recours à des métaphores que par la nécessité de
construire des hypothèses. Mais n’en est-il pas ainsi de toute science ?
Et, quelles que soient ses références à des théories chronologiquement
éloignées, n’est-ce pas à la chimie de son temps que Goethe entend
apporter sa contribution ? N’est-ce pas aux ressorts profonds des
relations individuelles telles qu’elles existent actuellement qu’il
souhaite appliquer le bénéfice des découvertes de la chimie ? Dans ces
conditions, si la science est si souvent présente dans la littérature,
n’est-ce pas d’abord parce que le discours scientifique contient
toujours en lui-même quelque chose du roman ?
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